Genèse
J’avais cette fâcheuse et honteuse habitude de m’endormir de nombreuses fois durant les projections… Mes siestes incontrôlables pouvaient durer de cinq à quarante-cinq minutes, et même être ponctuées de rêves. Une très mauvaise hygiène de sommeil, des films ennuyeux et inintéressants, et une salle plongée dans le noir n’aidaient pas non plus. Quand j’étais chanceuse, je ne me faisais pas remarquer, et mon cerveau me réveillait juste avant l’enclenchement automatique des lumières dès la fin du film, mais quand je l’étais moins, je me réveillais un peu trop tard, ou bien mon corps provoquait mon réveil en me faisant faire des mouvements involontaires, mais qui étaient tout de même bien visibles dans le noir. Pas franchement le meilleur comportement de la part d’une étudiante en cinéma… !
L’article que vous êtes sur le point de lire correspond au devoir final que j’ai dû rendre à l’université Concordia dans le cadre du cours FMST335-A – Le cinéma cubain, cours donné par Irene Rozsa pour le programme Études de films de l’École de Cinéma Mel Hoppenheim à la Faculté des Beaux-Arts de l’université à Montréal, au Canada.
Le devoir avait pour objectif l’étude du cinéma cubain post-révolutionnaire, et Fresa y Chocolate fut l’un des films qui ont immédiatement attiré mon attention d’une manière que je ne connaissais que trop bien de par les années passées (mon attirance pour le personnage beau et charismatique de David y était pour quelque chose, certes), et ce film a ainsi empêché un énième endormissement.
Introduction
Le film Fresa y Chocolate « Fraise et Chocolat » de Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío sortit à Cuba en 1993, une trentaine d’années après la révolution socialiste menée par Fidel Castro en 1959 (Political Chronology et Rozsa), et si le film de Gutiérrez Alea promeut une atmosphère concentrée sur le socialisme et l’impact de la révolution sur la population cubaine, plusieurs autres thèmes et concepts sont également pris en considération et représentés de manière explicite dans le film comme l’amour, la sexualité, et les arts.
L’action du film se déroule à La Havane en 1979, quand la révolution était déjà un peu plus récente dans l’esprit des Cubains, et l’intrigue du film prenant place à la fin des années 1970, ainsi que sa production au début des années 1990 sont toutes deux liées à une époque d’utopie générale dans la société cubaine, époque qui correspond également, selon Juan Antonio García Borrero, à un certain enthousiasme de la part des réalisateurs cubains concernant le succès post-révolutionnaire de l’Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos “Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques” (ICAIC) en tant qu’institution qui fut créée lorsque la révolution de Castro éclata en 1959, et fut ainsi considérée comme le point de départ d’une volonté de longue date de la part des réalisateurs cubains de démarrer leur propre cinéma national en termes d’art et d’industrie (García Borrero). Cette utopie commune était d’autant plus alimentée par une véritable rénovation artistique acheminée par des changements institutionnels et socio-politiques à la fin des années 1980 (Sánchez-Nicolás).
Mon essai sera basé sur une analyse du film de Gutiérrez Alea et Tabío se concentrant sur l’utopie et les désillusions, ainsi que sur les notions de révolution et de liberté. Mon analyse aura pour objectif de comparer les différentes manières dont ces quatre concepts sont illustrés dans le film, d’un point de vue à la fois textuel, c’est-à-dire de la façon dont ils sont représentés au travers des personnages, de l’intrigue, et de la mise en scène, et correspondent à la vie cubaine en 1979 de par une perspective culturelle, politique, et sociale, ainsi que d’un point de vue extra-textuel, reflétant ainsi l’utopie, les désillusions, l’aspect révolutionnaire et la liberté artistique présents dans l’esprit des artistes et réalisateurs cubains au début des années 1990. J’expliquerai ainsi de quelles manières explicites et implicites l’idée d’une utopie et de désillusions révolutionnaires, ainsi que la notion contradictoire de liberté personnelle sont illustrées dans le film Fresa y Chocolate « Fraise et Chocolat » de Gutiérrez Alea et Tabío.
Pour répondre à cette problématique, je diviserai mon essai en trois parties s’attardant chacune à la présentation d’une notion mise en évidence par des exemples textuels du film, ainsi que des exemples provenant de la thèse de García Borrero. La première partie développera la représentation faite de l’émancipation de la jeunesse post-révolutionnaire au travers des personnages de David et Miguel, en insistant sur la métamorphose culturelle, politique, et sociale de David. La seconde partie fera écho aux idées décortiquées dans la première partie en mettant en avant l’utopie contre-révolutionnaire créée au travers des thèmes relevant de l’art, de l’amour, et de la sexualité mis en valeur par les personnages de Diego et Nancy, et l’influence de ceux-ci sur David. Enfin, la troisième et dernière partie visera à expliquer en quoi les arguments dégagés dans les première et seconde parties répondent aux désillusions révolutionnaires et à la notion contradictoire de liberté personnelle tant adulée par David et Diego individuellement.
David et Miguel : la représentation de l’émancipation d’une jeunesse post-révolutionnaire
Dans cette partie, je prends le terme « révolutionnaire » dans son sens historique et significatif pour le pays, associant ainsi directement la représentation de l’émancipation d’une jeunesse post-révolutionnaire à l’émancipation sociale des jeunes Cubains après la révolution socialiste de 1959 de Castro. Le côté socialiste de la révolution, c’est-à-dire, le côté révolutionnaire même promu par la Révolution en elle-même, est explicitement illustrée dans le film par les personnages de David et Miguel. Ces personnages sont tous deux de jeunes étudiants et colocataires universitaires étudiant à La Havane, et qui s’assurent de continuer à promouvoir la grandeur du socialisme et de la révolution pour le pays, cette mentalité étant encore plus forte chez les plus jeunes générations d’étudiants cubains, qui affirment avoir enfin acquis la liberté dans leur pays. Nous réalisons au fil du film à quel point David et Miguel sont enracinés dans leurs opinions socialistes et ce, jusqu’à la rencontre de David avec Diego, qui sera le point de départ de la métamorphose de David.
En 1979, l’année où l’histoire du film a lieu, le gouvernement de Castro tentait d’établir des relations très cordiales non seulement entre Cuba et l’union soviétique communiste, mais également entre Cuba et les États-Unis, et cette année marqua aussi l’élection de Castro comme Président du Mouvement des non-alignés (MNA), (Ahmed et Political chronology), mouvement qui empêcherait ainsi Cuba de former des alliances ou contre-alliances avec une force politique majeure dans le monde, comme le capitalisme américain ou le communisme soviétique à l’apogée de la Guerre froide entre ces deux pays, à une époque où le monde était déchiré entre deux idéologies.
Si les opinions du personnage de Miguel, elles, deviendraient encore plus fortes lorsque celui-ci remarquerait la métamorphose de David, ce dernier, quant à lui, serait bientôt le témoin d’un tournant inattendu dans sa vie après sa rencontre avec Diego, et les conversations et relation grandissantes entre les deux principaux protagonistes ne seraient pas uniquement le point d’honneur de l’intrigue du film et de sa signification idéologique, mais également l’incarnation de plusieurs aspects révolutionnaires ayant frappé Cuba et le reste du monde d’un point de vue artistique, culturel, historique et social.
Diego et Nancy : une utopie contre-révolutionnaire
La rencontre entre David et Diego a lieu à un moment inattendu dans la vie de David, bien qu’elle se produise dès le début de film, alors que David déguste tranquillement une crème glacée, assis dans un café. Diego s’asseoit à la table de David en lui demandant la permission à travers sa question indirecte : « Puis-je ? » et à la manière dont il engage la conversation avec David, qui montre quant à lui des signes d’agacement, le spectateur comprend tout de suite que Diego est un contre-révolutionnaire, et donc, opposé à la révolution socialiste de Castro. Ce qui semble n’être qu’une réplique innocente dans le film, bien qu’elle soit la base même du titre et de la signification du film, intervient lorsque Diego se met à jacasser sur le plaisir et le rare privilège de manger de la crème glacée, dont les délicieux ingrédients, selon lui, seraint bientôt exportés, ne laissant ainsi à la population cubaine plus que de l’eau et du sucre pour se satisfaire les papilles. Un peu plus âgé que David, Diego parvient à trouver l’excuse de posséder des photos de David dans son appartement afin d’y amener ce dernier, et le spectateur, se trouvant à la place de David, réalise alors la signification exhaustive du terme « contre-révolutionnaire » quand il découvre l’appartement et la personnalité de Diego.
Si la rébellion de Diego envers Castro et sa révolution est explicitement démontrée dans le film à travers les répliques, le jeu d’acteur, et la personnalité de Diego, ainsi que la manière dont il se comporte avec David tout au long du film, il révèle réellement ses idéaux contre-révolutionnaires dans les arts ainsi que dans la libre expression de l’amour, de la sexualité, et de sa propre personne. Les centaines de décorations artistiques de Diego sont la première chose que David et les spectateurs remarquent lorsqu’ils découvrent l’appartement de Diego. Les murs sont recouverts d’œuvres d’art variées comme des sculptures, des tableaux, des photographies, des posters, des lettres, et tout autre type de décoration rappelant l’Histoire de Cuba et du monde. Un autre tournant dans l’intrigue survient lorsque Diego se voit finalement refuser une exposition dans un musée, un refus qu’il perçoit comme un refus de l’État de lui permettre d’être lui-même, et de vivre au travers de son amour pour l’art passé et le Cuba d’avant la révolution. Au début du film, David est plutôt réticent à s’engager dans une conversation plus profonde avec Diego, mais il réalise rapidement, au fur et à mesure que le film progresse, à quel point Diego est une personnalité terre-à-terre et respectueuse, qui n’est finalement que très fortement attachée à ses opinions artistiques, culturelles, sociales et politiques. La personnalité contre-révolutionnaire de Diego est également visible à travers son jeu d’acteur, permettant à David et au spectateur de comprendre son homosexualité, ce qui l’aide ainsi à éduquer des jeunes hommes comme David sur l’Histoire de Cuba et du reste du monde, mais aussi sur la sexualité, et le tout, avec amour.
Au premier abord, nous pourrions dire que les idéaux contre-révolutionnaires de David font de lui l’aspect controversé de l’intrigue et ainsi, une menace potentielle pour David, mais c’est sans compter sur la comédie et l’ironie qui sont insérées dans la narration, d’une façon similaire à celle utilisée par Gutiérrez Area dans son film post-révolutionnaire de 1962, Las doce sillas “Le Mystère des douze chaises”, dans lequel les deux partis de la révolution sont joyeusement réunis dans une aventure commune pleine de découvertes sur l’Histoire de Cuba, à la fois pour les personnages, et pour le spectateur (Gutiérrez Alea). L’ironie est utilisée dans le film quand Diego offre un verre à David, et lui propose de « porter un toast avec l’ennemi ». Sa personnalité contre-révolutionnaire, qui nous apparaît de manière quelque peu agressive au début du film, s’adoucit de plus en plus par la suite, et l’aspect comique et ironique de son jeu d’acteur devient même attirant pour David, qui finira par se lier d’une forte amitié avec lui. Au début du film, nous pouvons également penser que Diego ne se sent plus cubain, mais sa réaction à la fin du film lorsque l’État lui ordonne de quitter le pays à cause de lettres compromettantes qu’il aurait écrites au gouvernement qui lui avait précédemment refusé de présenter son exposition avec son ami artiste allemand, prouve tout le contraire quand il devient enragé et crie devant David son amour pour Cuba.
Tout au long du film, le spectateur est ainsi amené à croire que l’art et la liberté de choisir sa propre orientation sexuelle révèlent une certaine utopie d’un Cuba pré-révolutionnaire, et pourtant, le personnage de David vient contre-balancer la tendance du film de se positionner en faveur ou contre un parti en particulier, ce qui réfère indirectement à l’utopie artistique créée par la « Renaissance cubaine » récemment perdue au début des années 1990, qui promouvait l’importance de l’art, du dialogue, et des institutions artistiques professionnelles (Sánchez-Nicolás) que Gutiérrez Alea et Tabío aient pu vouloir reconstituer dans leur film (García Borrero).
David et Diego : désillusions révolutionnaires, et la notion contradictoire de liberté personnelle
Le film traite les termes « révolution » et « révolutionnaire » de manières différentes qui à la fois s’opposent et se ressemblent. L’une des significations possibles à travers la notion de désillusions révolutionnaires réfère aux opinions de Diego en ce qui concerne la révolution socialiste de Castro, qui est la cause même des désillusions révolutionnaires de Diego qui a toujours voulu s’exprimer au travers des arts et de sa sexualité. Selon lui, de vraies désillusions révolutionnaires ont frappé tous les Cubains non-socialistes qui doivent alors se cacher, comme lui-même, afin de vivre la vie qu’ils veulent.
Dans le film, Nancy (l’amie de Diego), est constamment en train de rappeler Diego à l’ordre pour qu’il baisse le ton de sa voix afin que ses idéaux contre-révolutionnaires ne soient pas entendus et qu’il se fasse arrêter. Une autre interprétation de la notion de désillusions révolutionnaire pourrait joindre la première faite ici et contrebalancer le fait que les opinions de Diego sont tout simplement révolutionnaires en elles-mêmes car étant opposées à l’État socialiste de Cuba, et semblent être ainsi le résultat d’une séparation entre les Cubains, et plus généralement, entre plusieurs générations de Cubains. De surcroît, l’impact de Diego sur David tout au long du film d’un point de vue artistique, culturel, politique, sexuel et social semble affaiblir les opinions socialistes initiales de David quand celui-ci commence à se lier d’amitié avec Diego, se laissant ainsi influencer par ses idéaux, et provoquant par la même occasion des désillusions révolutionnaires chez lui aussi, qui avait toujours pensé, comme Miguel, que la révolution de Castro avait été la « meilleure chose qui était arrivée » à Cuba.
Comme le spectateur suit l’histoire depuis le point de vue de David et ce, depuis le début du film, l’intrigue tend en effet à promouvoir la notion de liberté personnelle comme étant liée à la révolution de Castro et aux avantages d’un État socialiste pour Cuba et les nouvelles générations de Cubains. David affirme à ce propos à Diego lorsqu’il lui vante les mérites d’être socialiste : « Nous avons le droit de faire ce que nous voulons de nos vies. », et « Les communistes ne sont pas des sauvages. » Cependant, la notion de liberté personnelle peut être vue sous différents angles dans le film qui se contredisent. Le spectateur est pris à parti entre deux partis politiques de la révolution, deux manières de vivre, et les deux réalisateurs portent une attention spéciale à la promotion de la notion de liberté personnelle des deux côtés. Comme ils décident de ne pas acclamer ni réfuter un parti en particulier, le spectateur est amené à réfléchir sur ce que les termes « révolutionnaire » et « liberté » signifient pour lui. Si certains considéreraient la notion de « révolutionnaire » à son strict sens historique, d’autres en revanche définiraient la personnalité de Diego comme étant plus « révolutionnaire » que celle de David. La liberté tant adulée par David et les Cubains socialistes pourrait également être perçue, par certains spectateurs, comme le résultat d’un endoctrinement de la jeunesse par les idéaux de Castro, qui promeuvent le fait qu’un État socialiste est un État libre, et que ceux qui sont contre ne sont pas de vrais Cubains. Un exemple souligne ce point, lorsque Diego discute avec David des succès d’anciens artistes cubains en lui demandant : « Ne sont-ils pas cubains ? ». David, alors incertain, hésite, et ne lui répond pas. Si l’intrigue du film en elle-même rend le personnage de David très compréhensif et respectueux des opinions de Diego au fur et à mesure de l’histoire, et plus particulièrement à la fin quand il lui demande même conseil avant de se mettre à l’écriture, l’influence de Diego, quand à elle, est visible tôt dans le fil conducteur de l’histoire, voire même dès la deuxième rencontre entre les deux protagonistes, ce qui menace en quelque sorte la notion de liberté personnelle si fortement prisée par David quand ce dernier présente ses excuses à Diego pour son attitude ‘désagréable’ au premier jour de leur rencontre en lui disant : « Voici ce que je suis. L’autre jour, je n’étais pas moi-même. », une réplique qui une fois de plus, pourrait refléter la facilité avec laquelle les jeunes générations peuvent être facilement influençables sur les notions de révolution et de liberté.
Conclusion
L’Histoire de Cuba et de la révolution socialiste de Fidel Castro est ainsi extrêmement présente dans les arts, ainsi que dans le cinéma cubain promu par l’ICAIC. Les concepts de révolution, liberté, et utopie sont explicitement illustrées, et constamment réfutées avec des exemples textuels incluant l’intrigue, la mise en scène, et les questions de genre dans le film de Gutiérrez Alea et Tabío, pour présenter un aperçu de la réalité post-révolutionnaire de Cuba entre 1959 et 1993. Ces concepts sont également la réflexion implicite de ce que la société cubaine est devenue en trente ans, et la manière dont l’idée d’un cinéma cubain national était reçue.
Sources
Auteure : Margaux Soumoy
Article
“Political Chronology”. Cuba, pp. 344-345
Conférences d’Irene Rozsa dans le cadre du cours FMST335-A – Le cinéma cubain, Université Concordia, septembre – octobre 2017
García Borrero, Juan Antonio. “Confiscated Utopia (from the gravity of dreams to the lightness of realism)”. Studies in Hispanic Cinema, vol. 9, no. 2, 2012, pp. 121-136
Sánchez-Nicolás, Darien. “Origins of Independent Cuban Audio-Visual. The Cinema and Video Workshops of the Asociación Hermanos Saíz (A.H.S) 1987-1993”. Conférence pour le cours FMST335-A – Le cinéma cubain, Université Concordia, 24 novembre 2017
Ahmed, Samina. “Cuban Foreign Policy Under Castro”. Pakistan Horizon, vol. 33, no. 4, 1980, pp. 50-83
Gutiérrez Alea, Tomás. The Viewer’s Dialectic, Editorial José Martí, 1988, pp. 108-129
Film
Fresa y chocolate “Fraise et Chocolat”. Réalisé par Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío, performances de Jorge Perugorría et Vladimir Cruz, ICAIC, 1993
Images