« 28 février 1942 ; 10 heures du matin
[…] Voilà que Pierre s’est introduit dans mon existence, ou moi dans la sienne, ce qui est à peu près la même chose. Je me souviens très mal des premiers jours passés ensemble, depuis le soir où Francis Forster nous avait présentés l’un à l’autre, à l’issue de la générale de Cœurs Ennemis. Ce que je sais en tout cas, et c’est cela qui est remarquable pour moi, c’est que je n’ai pas essayé de construire avec lui. Tout s’est fait naturellement. Nous avons couché ensemble dès ce premier soir. La rue Bridaine a retenti fort tard cette nuit-là des échos de cette découverte de nos corps. Pierre me parut très émouvant lorsqu’il se trouva nu devant moi, rapidement déshabillé, ne pouvant pas dissimuler l’envie qu’il avait réfrénée toute la soirée. Je me suis déshabillé à mon tour, lentement, lui laissant le loisir de regarder chaque élément de mon anatomie. Je n’ai jamais eu honte de montrer mon corps. Pierre a su l’apprécier et s’en rendre maître toute la nuit. Il était beau, à peine éclairé par le halo de la lune qui pénétrait dans la chambre par l’une des fenêtres, le torse luisant de sueur, le regard encore un peu hagard, son sexe retrouvant enfin le repos après ses multiples assauts. […] » (Horlange, 31-32)
– Franz Arsene
Carnets sous l’Occupation (1942-1945)
Paris durant l’Occupation allemande… Jeune écrivain dans l’âme et artiste à ses heures, Franz n’a qu’une seule envie : vivre son amour avec Pierre au grand jour. De son côté, Pierre choisit la facilité. Entre les péripéties de la guerre et la réalité désillusoire de la vie mondaine parisienne, Franz ne semble trouver la paix qu’au travers des pages de son journal.
Saurez-vous être suffisamment curieux pour deviner le secret de la relation entre Franz et Karl-Erick ? Ce n’est pas ce que vous croyez…
Entretien avec Karl-Erick Horlange
Étant donné votre parcours professionnel, il est évident que cela fait longtemps que vous vous intéressez à l’Histoire et à la littérature, et que vous aimez écrire (dites-moi si je me trompe). Pourquoi avoir attendu ce moment dans votre carrière déjà bien entamée pour écrire un livre ? Quel(s) a(ont) été l’élément(s) déclencheur(s) ? Combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où vous avez eu l’idée de commencer à travailler sur un livre, et le moment où vous avez enfin pu tenir une copie entre les mains ? Et finalement, pourquoi avoir choisi ce médium pour vous exprimer plutôt qu’un autre ?
Mes études en littérature et en histoire ont été pour moi une évidence. Lire, pour moi, depuis très jeune, est une nécessité. C’est dans les livres que j’ai fait l’essentiel de mes apprentissages. Je ne peux que remercier les professeurs qui m’ont poussé à ouvrir certains livres essentiels. Écrire est venu très vite aussi. Pour l’anecdote, je me souviens avoir rédigé, quand j’avais 12 ans, une petite pièce de théâtre que j’ai montée avec quelques camarades de classe, là encore avec le soutien de certains professeurs. Rassurez-vous, le texte a disparu, il ne devait pas valoir grand-chose, mais cela montre que j’ai très tôt trouvé dans l’écriture un moyen d’expression. J’ai toujours écrit depuis, mais de l’écriture à la publication il y a un pas que je n’osais pas franchir. On publie trop de nos jours et, à mon avis, une grande partie de ce qui est publié ne mérite pas le papier sur lequel on l’imprime. J’ai attendu d’être tout à fait satisfait de mon texte. L’élément déclencheur a été la possibilité d’autopublier, ce qui me permettait de publier le texte tel que je le souhaitais, sans que l’on m’impose le moindre changement. L’idée m’a été soufflée par mon conjoint ainsi que par un jeune écrivain talentueux, Anthony McFly, auteur de Le Ventre de mes yeux. J’ai eu la chance qu’une maison d’édition française aime le livre autopublié et décide de le publier à son tour tel qu’il était, sans en changer la moindre virgule. Ce premier roman a été le fruit d’un long travail qui s’est étalé sur plusieurs années. Je portais ce projet depuis mes années à l’université. Pourquoi un roman? Parce que je ne sais ni peindre, ni jouer de la musique, ni réaliser de films. Je suis uniquement un homme de l’écrit.
En tant que professeur d’Histoire-géographie, pourquoi la période de l’Occupation en France est-elle celle qui vous attire le plus par rapport (ou non) aux autres ? Y a-t-il d’autres périodes historiques qui vous passionnent ?
L’Occupation est pour moi une période passionnante. Elle est riche en actions, en tragédies, en actes d’héroïsme aussi. Mais, surtout, c’est une époque où s’est posée la question du choix. Qu’est-ce qui fait que l’on devient un héros ou un salaud? Le film de Louis Malle, Lacombe Lucien, a été critiqué à sa sortie parce que son personnage principal se retrouve collaborateur un peu par hasard. C’est justement cela qui me passionne dans ce film remarquable. On ne choisit pas toujours, on est parfois emporté par les événements. J’ai beaucoup lu sur cette période, des rangées entières de ma bibliothèque en témoignent. J’ai aussi eu la chance, à l’université, de suivre les cours de Michèle Cointet, qui comme son mari est une grande spécialiste de la période de Vichy. En dehors de l’Occupation, je suis aussi passionné par d’autres périodes, heureusement, par exemple le Bas-Empire romain. Mais c’est un peu plus pointu je dois avouer.
Selon moi, le livre alterne de manière égale et régulière l’Histoire et la question de l’homosexualité. Pourquoi avez-vous choisi d’aborder la question de l’homosexualité au travers de cette période historique (car après tout, il existe des homosexuels en souffrance même de nos jours, et il y a des pays qui ont connu des périodes de crise, de dictature, ou de guerre bien pire que l’Occupation en France) ? Pourquoi avez-vous voulu que l’un n’emporte pas sur l’autre ? Pourquoi ne pas avoir fait le tri pour ne présenter, par exemple, que les écrits de Franz Arsene relatant de l’homosexualité ? Ou si ce n’est pas le cas, pourquoi avoir privilégié soit la période historique, soit l’homosexualité ?
Je vais peut-être vous surprendre, mais l’homosexualité n’est pas pour moi une question essentielle dans le livre. C’est une histoire d’amour, tout simplement. D’ailleurs, on dit souvent n’importe quoi sur l’homosexualité en France dans ces années-là. On oublie que depuis le Code Civil, on doit au consul Cambacérès que l’homosexualité ne soit plus un délit en France. Bien sûr, cette orientation sexuelle a toujours été mal vue, mais c’est une autre question. Vichy va resserrer la vis et, après la guerre, on ne changera rien puisque l’homosexualité sera qualifiée de « fléau social » à l’Assemblée. Ce qui obsède les gouvernants français, c’est la peur de la dénatalité. L’Homosexualité dérange pour cela. Pendant la guerre, il y a bien eu déportation d’homosexuels en France, mais ceux-ci vivaient dans les départements de l’est annexés par le Reich, donc tombaient sous le coup de la loi allemande et du trop fameux paragraphe 175. Ou alors c’est qu’ils avaient eu des relations intimes avec des occupants, ce qui n’était pas toléré. Les personnages principaux du roman doivent choisir leur engagement politique et leur engagement amoureux. Je pense que les deux aspects ont la même importance dans le livre.
S’est-il passé quelque chose de négatif ou de positif dans votre vie pour que vous choisissiez de parler de l’homosexualité dans un livre ? Est-ce que la publication de ce livre vous a procuré un certain soulagement ?
Je fais partie d’une génération où la découverte de son homosexualité, quand on était adolescent, était souvent un choc terrible, parce qu’on ne savait pas à qui se confier. Aujourd’hui, c’est loin d’être gagné, mais il y a des associations, il y a internet, il y a des films et des séries avec des personnages homosexuels positifs. Imaginez un adolescent dans les années 1970 qui dans une ville de province française se rend compte qu’il aime les hommes! J’ai eu de la chance. Je n’ai jamais à proprement parler souffert de mon homosexualité. Je l’ai longtemps vécue clandestinement, comme beaucoup. Mais petit à petit je me suis retrouvé dans la lumière sans avoir à faire de coming out. Si je suis soulagé de la publication du livre c’est parce qu’il me permet de tirer un trait sur une histoire qui me hantait depuis longtemps. C’est une histoire que je voulais offrir aux autres, voilà qui est fait.
Qu’est-ce qui vous touche chez Arsene, et plus particulièrement dans sa relation au monde, aux autres, mais surtout… aux hommes ?
Franz Arsene est touchant parce qu’il n’est jamais sûr de rien. Ni de ses amours, ni de ses amis, ni de ses choix. Il n’est même pas convaincu que son œuvre ait de la valeur. Il joue à l’homme de lettres. Comme disait un écrivain de ces années-là, il est difficile de jouer dans un monde où tout le monde triche. Il aime les hommes, sans doute trop mal. La seule chose qu’il assume vraiment, c’est son orientation sexuelle. Il ne peut se passer des hommes. Pas seulement sentimentalement, mais également charnellement.
Que reprocheriez-vous à Arsene (si vous avez des reproches à lui faire) ?
Par moments, j’aurais envie de le secouer. Il se complaît parfois trop dans sa souffrance. Il n’arrive pas à comprendre qu’il ne faut jamais rien attendre des autres, jamais. Ce doit être un amoureux étouffant.
En quoi pensez-vous que la question de l’homosexualité a évolué dans le monde occidental de nos jours ? A-t-elle vraiment évolué ?
Je ne suis pas optimiste sur ce sujet. Les sociétés occidentales ont accordé de plus en plus de droits aux homosexuels , mais uniquement sous la pression des homosexuels eux-mêmes. Il faut rendre hommage à tous ceux qui se sont battus pour cela. Les jeunes sont nombreux à l’oublier, comme si la tolérance dont ils bénéficiaient était arrivée toute seule! D’ailleurs, je viens d’employer le mot de tolérance. C’est exactement cela, les homosexuels sont tolérés, ils ne sont pas encore acceptés. Je crains toujours le retour de bâton. Je voudrais pouvoir me tromper. Mais si je pouvais donner un conseil aux jeunes homosexuels, ce serait d’être vigilants, de ne surtout pas baisser la garde.
En me basant sur votre livre, je me permets de vous poser quelques questions qui peuvent sembler un peu existentielles. Comment expliqueriez-vous, d’un point de vue à la fois physique, physiologique et psychique le fait qu’un homme puisse être attiré par un autre homme ? Qu’est-ce qui diffère des sentiments et sensations que l’on peut éprouver à travers une relation hétérosexuelle (s’il y a une, ou des différences selon vous) ? Ou est-ce que selon vous l’homosexualité est finalement exactement comme l’hétérosexualité en termes de sentiments amoureux et sensations physiques, hormis le fait que cet amour est bien évidemment partagé entre deux personnes du même sexe ? Pensez-vous que l’homosexualité est innée chez les personnes homosexuelles, qu’elle ne peut que se développer plus tard dans la vie, ou bien les deux ? Pensez-vous qu’il est physiologiquement et psychologiquement possible de changer d’orientation sexuelle dans une vie ?
Ce que je vais répondre n’engage que moi, je le précise d’avance. L’amour homosexuel ne diffère pas de l’amour hétérosexuel. Ce sont les mêmes sentiments. La différence c’est que les codes ne sont pas les mêmes. Les homosexuels ont trop longtemps vécu cachés pour vivre leurs relations amoureuses exactement comme les hétérosexuels. Je suis convaincu, comme le disent les scientifiques les plus sérieux, que l’on naît homosexuel. On s’en rend compte très jeune. Il y a des signes qui ne nous trompent pas, même si on n’arrive pas toujours à les interpréter immédiatement. Quand j’étais petit je regardais un feuilleton mythique intitulé Thierry la Fronde. J’ai vite compris que ce n’était pas la charmante Isabelle, dans le feuilleton, que je regardais fasciné… Je ne crois pas aux gens qui se découvrent homosexuels alors qu’ils sont déjà adultes, mariés avec des enfants. Ils ont juste voulu se cacher la vérité, se simplifier la vie, rester dans la norme. Mais ce n’est pas possible. Aujourd’hui, les jeunes s’autorisent souvent des expériences. Ils ont bien raison. Mais coucher avec son meilleur copain ne vous rendra pas homosexuel pour autant, ce sera peut-être agréable, mais si vous êtes hétérosexuel, vous resterez hétérosexuel. Et je n’aborde pas le sujet de la bisexualité, même si je suis convaincu qu’elle existe, et qu’elle n’est pas non plus choisie.
Faut-il voir plutôt un éloge ou une dénonciation à travers votre livre en ce qui concerne la période de l’Occupation (d’un point de vue artistique, culturel, économique, historique, politique, et social), ainsi que l’entourage d’Arsene ?
J’aimerais pouvoir répondre à cette question avec fermeté. Je ne condamne pas, je ne loue pas. Les gens de cette époque ont vécu comme ils ont pu. Le monde artistique est souvent montré du doigt comme symbole de la Collaboration. Mais que doit faire, par exemple, une danseuse étoile de l’Opéra de Paris en 1942? Refuser de danser parce qu’il y a des Allemands dans la salle? Je n’ai pas la réponse. Je voudrais être sûr de pouvoir agir avec honneur dans une époque comme celle-là. Mais je ne sais pas ce que je ferais, sincèrement.
Avez-vous effectué des recherches spécifiques en plus pour votre livre ?
Je me suis énormément documenté sur cette période, bien sûr, mais ma documentation s’est étalée sur plus de vingt ans. En particulier je crois avoir lu tout ce qui a été publié sur cette période de l’Occupation, aussi bien des ouvrages d’historiens que les journaux tenus par certains des acteurs de cette époque. Sans parler des mémoires à posteriori où beaucoup se donnent le beau rôle.
Quel est le genre littéraire que vous-même préférez lire (si vous aimez lire autant qu’écrire !) ? Lequel est le plus efficace selon vous lorsque l’on cherche à faire l’éloge de quelque chose, ou dénoncer quelque chose ? Lequel laisse vraiment une marque dans votre esprit après la lecture ?
Ma formation fait que je lis essentiellement des ouvrages historiques, mais également beaucoup de romans. Beaucoup d’œuvres classiques surtout. Le roman est sans doute la forme littéraire qui offre le plus de liberté d’écriture. Mais il faut du talent.
Qu’attendez-vous de vos lecteurs ? Qu’aimeriez-vous qu’ils retiennent à la suite de la lecture de votre livre ?
J’espère d’abord et avant tout qu’ils n’aient pas le sentiment d’avoir perdu du temps en me lisant. Ensuite, j’espère qu’ils auront aimé se plonger dans cette histoire très intimiste, dans un cadre qui ne l’est pas. Et s’ils apprennent en plus des détails historiques qu’ils ne connaissaient pas, ce sera encore mieux.
Souhaiteriez-vous que votre livre soit traduit dans plusieurs langues ? Ou est-ce que votre respect pour la langue maternelle d’Arsene est trop important pour que vous ayez envie que l’on traduise ses écrits ?
Ce serait avec grand plaisir que je verrais mon roman traduit. Cela permettrait de lui donner une plus grande audience, en-dehors du monde francophone.
Avez-vous l’intention de publier d’autres livres ? Si oui, qu’aimeriez-vous dire sur votre prochain livre ?
J’ai d’autres projets en effet. Un roman que je compte publier en 2019. Pour le moment, j’ai proposé le manuscrit à quelques éditeurs, aussi bien français que québécois. Si je n’ai pas de réponse positive, je le publierai moi-même, c’est un texte auquel je suis attaché. Il s’agit de la biographie très largement romancée d’une actrice allemande des années 1920 et 1930, aujourd’hui presque inconnue. Et je travaille actuellement à un autre roman, toujours sous l’Occupation, mais totalement différent dans le fond comme dans la forme. Quand on a mis son doigt dans l’engrenage, il est difficile de s’arrêter.
À propos de l’auteur… par l’auteur lui-même !
Karl-Erick Horlange est son nom de plume. Il est membre de l’union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). Son véritable nom est Fabrice Schneider, il possède la double nationalité française et canadienne. Il a vécu en France et en Allemagne avant de s’installer à Montréal en 1999. Il a fait toutes ses études en France, d’abord en classe préparatoire (Lettres supérieures et Première supérieure) puis à l’université de Poitiers en histoire. Il est titulaire d’une maîtrise d’histoire ancienne obtenue avec la mention très bien. Titulaire du CAPES, il a enseigné dans plusieurs établissements scolaires en France, notamment la prestigieuse École de Danse de l’opéra de Paris. Il est donc très proche encore aujourd’hui de nombreux danseurs et de nombreuses danseuses. Depuis 1999, il enseigne au Collège Stanislas de Montréal. En 2017, il a été fait chevalier de l’Ordre des Palmes académiques par le gouvernement français.
Notes
Pour vous procurer le livre, plusieurs choix s’offrent à vous.
Librairies
– Les Mots à la Bouche (Paris, France)
– Zone Libre, Gallimard, du Square – Outremont (Montréal, Canada)
Internet (excluant les sites des librairies citées ci-dessus)
– Lulu
– Amazon
– Fnac
Vous pouvez également contacter l’auteur aux adresses suivantes :
– kehorlange@outlook.com
Sources
Auteure et intervieweuse : Margaux Soumoy
Horlange, Karl-Erick. Agonie d’une passion : Carnets sous l’Occupation (1942-1945), Lulu, 2018, pp. 31-32
Entretien par écrit avec Karl-Erick Horlange, Facebook Messenger, janvier-février 2019
Photographie